"Le nègre de Surinam", Candide

Voltaire

 

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite.

"Eh! mon Dieu! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois?

- J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.

- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi?

- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons au sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe: je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait: "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère." Hélas! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous; les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.

- O Pangloss! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme.

- Qu'est-ce qu'optimisme? disait Cacambo.

- Hélas! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal"; et il versait des larmes en regardant son nègre; et en pleurant, il entra dans Surinam.

PLAN

 

I. Description du nègre et art de la mise en scène romanesque

1) La situation romanesque

- Choc d'une rencontre entre l'homme libre et celui qui est esclave, mutilé et à terre

- Discours du nègre, qui présente sa situation (il nous fait découvrir l'horreur de l'esclavage)

2) L'attitude des deux personnages

- Candide proclame l'égalité avec le nègre (il l'écoute et est compatissant)

- Le nègre est résigné dans son statut d'esclave et d'inférieur

- Le "on" est un indéfini qui désigne les maîtres et insiste sur le collectif de cette dénonciation (il est en relation avec le "nous" )

II. Le discours du nègre, qui est un réquisitoire contre l'esclavage

1) Les éléments de la dénonciation

-"on" comprend le maître du nègre et répond au "nous" qui représente les esclaves qui souffrent

- Culpabilité des esclavagistes des nègres

- Jeu sur l'onomastique (= dénomination des personnages): reproche du traitement dégradant des esclaves et de l'atteinte à l'intégrité physique

- Mutilation "spirituelle" (les nègres sont privés de leurs croyances et racines et l'homme blanc impose au nègre de l'adorer)

- Ils sont exploités + les mères sont aussi victimes (elles vendent leurs enfants)

- Intolérance et oppression

2) L'efficacité rhétorique du récit

- Sobriété du style qui fait ressortir le caractère choquant du récit et le pathétique

- Pitié et réaction humaine de Candide

- Candide est désillusionné (il se met à réflechir par lui-même et obtient ainsi une liberté de jugement)

 

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